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L'ATELIER DES CAHIERS
11 avril 2008

Un texte inédit de Michel Louyot

Il pleut sur Nantes

A Kza et pour Herbert

Le voici convoqué à un colloque, sans feu ni lieu pour quelques jours. Tortue qui se serait débarrassée de sa carapace, et voilà que le dos s’ébroue, se déploie et que naît le désir de migrer, de rompre avec l’Est, l’Histoire, le passé. Traverser la France de bout en bout, passer par Paris, marcher d’une gare à l’autre, sans accorder le moindre regard à la ville perçue comme un simple nœud ferroviaire.

On le dit décalé, dérangé, il serait tombé dans l’ornière de l’entre-deux, incapable de se fixer et de choisir. On va même jusqu’à craindre qu’il n’ait disjoncté. Ils ignorent que c’est la tension immobile des contraires qui produit le mouvement.

Flèche qui pourfend l’espace, stabilité qui se déplace, le train fonce vers l’ouest. Bientôt les toits d’ardoise, le bocage, le vert intense, la pierre blanche, la lumière douce, l’estuaire. Pourquoi Nantes, une nouvelle étape, une pause, un lieu de ressourcement ?

A vrai dire, il n’attend rien. Il a appris à mourir un peu chaque jour, à se dessaisir de soi autant que faire se peut, à se disjoindre. Il sait qu’il n’est qu’un fétu emporté par le tourbillon de la vie. Un jour il vole au gré du vent, un autre il touche le fond. On ne se défait pas ainsi de son histoire, le passé est là qui souffle, vous pousse et vous colle à la peau, s’insinue dans les failles du présent, s’y accroche.

Il semblerait pourtant que tout fût possible à Nantes, plonger vingt mille lieues sous les mers, s’en aller sur la lune et s’ouvrir les portes de l’avenir. Mais où est l’avenir, devant ou derrière soi, se demande-t-il en se recueillant sur les marches d’un temple coréen tandis qu’un pétale de paulownia choit à ses pieds. Le fleuve serpente où il veut. Mais ce à quoi il aspire, n’est-ce pas muer, changer de peau ? C’est pour cela qu’il a traversé la France à corps perdu, et c’est à quoi vise cette fuite. Il va et vient dans Nantes, sens qui va en tous sens, ici personne ne le connaît, savoir se perdre, l’air est plus subtil, le temps change souvent, tout devient flou, goulot d’étranglement, il assiste au colloque mais il a la tête ailleurs, le flot de paroles est en passe de se mêler au flux de l’eau, débordement, il pleut sur Nantes une pluie qui dégouline des toits, ruisselle dans les caniveaux et s’en va gonfler le fleuve qui n’en finit pas d’aller vers la mer.

Formes durables qui s’accordent au transitoire, double posture de l’être et du devenir, les mots continuent à bourdonner en lui tandis qu’il arpente la ville, figure du serpent, qu’à cela ne tienne, zigzag, il est trempé jusqu’aux os, mais il n’en a cure puisque ses pas le ramèneront  ce soir encore dans les pas de l’auteur du Musée noir, double détournement, lieu unique auquel on accède par le passage Pommeraye, spirale, ne pas craindre de descendre les marches de l’escalier à pic, entonnoir, jusqu’à ce que les flèches blanches des églises échappent à la vue, toucher le fond, fêlure, encore et toujours, turbulences, transgression, tourbillon, courbure, dissolution, mouvance, arcanes, point de fuite, je verse de l’eau d’un vase à l’autre, il ne se reconnaît plus, ce qui est dit obscur est profond, il n’est plus qu’une éponge gorgée d’eau, une figure grotesque des sablières, n’est pas Jonas qui veut, la plongée dans les entrailles du Musée noir n’aura duré qu’un soir, assez labouré le fleuve, il prend sur lui, remonte quatre à quatre  les marches du passage, entonnoir, spirale, à l’endroit,  à l’envers, tandis que ses pas foulent à nouveau le pavé humide, comme à reculons.

Longtemps après qu’ils ont été prononcés, comme ces petits cailloux ronds lancés de main de maître qui filent et fusent à la surface de l’eau, bondissent, volent, une, deux, trois, sept, neuf fois jusqu’à disparaître, les mots prennent leur temps, s’immiscent par toutes les ouvertures, s’infiltrent à travers les pores, imprègnent le derme, se mêlent aux viscères, émergence d’une nouvelle forme, se font chair, creuset, est-ce cela l’âme, ces mots qui ne font plus qu’un avec le sang et qui innervent le corps tout entier, poussés et repoussés par les battements du cœur, selon un rythme universel et ce, longtemps après qu’ils ont retenti dans la salle du colloque ?

Plus il s’éloigne de ce double qui le désarticulait avec un malin plaisir et mieux se laisse lire sa destinée. Point de concordance sans discordance. Le différent  se répète. L’absolu est ce qui se meut et qui sans cesse nous échappe. Mais il aura fallu d’abord qu’il s’en aille à l’autre bout de lui-même, qu’il tombe, se disloque, se désintègre et se dissolve dans les profondeurs du passage obligé pour accéder à cet instant où les points d’origine et d’aboutissement se rejoignent et où ses deux visages n’en font plus qu’un. Fulguration. Fallait-il qu’il vienne à Nantes, fallait-il qu’il pleuve sur Nantes pour qu’il se voie enfin tel qu’il est et puisse embrasser d’un seul regard les segments, séquences et strates de sa vie, sans amertume ni complaisance ?

Ses pas l’ont ramené vers le temple coréen. Le pétale de paulownia est toujours là, un peu plus fripé.

Michel LOUYOT

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