Suseok, par François Blocquaux
Note de la rédaction : suseok désigne en coréen les pierres travaillées par l'érosion naturelle et collectionnées pour leur beauté.
Peu d’ouvrage coréens, à ma connaissance, sur ce thème.
Rien, non plus, dans les diverses revues qui ont une ligne éditoriale
culturelle et qui ciblent un lectorat étranger.
Et pourtant, elles me semblent représenter une des
spécificités de la coréanité et structurer l’imaginaire de ce pays.
A preuve, l’activité déployée par les nombreuses
associations, regroupant les « chasseurs de pierres » qui arpentent
les berges des rivières ou les flancs des montagnes, qui se réunissent
régulièrement pour se montrer leurs trouvailles, publient de luxueux catalogues
où sont référencées les pierres sélectionnées (photo en couleur,
dimensions), éditent des revues, organisent expositions et concours.
J’utilise à dessein le terme de chasseur, bien plutôt que
celui de collectionneur, car, dans ce genre de quête, sait-on ce que l’on
cherche et a-t-on jamais fini de chercher ? Alors qu’une collection,
un fois réunie le dernier élément, est terminée et devenue,en quelque
sorte, sans objet.
La différence entre ce que j’appellerai, faute de mieux,
« l’esthétique lapidaire » coréenne et celle de la Chine ou du Japon,
pour ne parler que de ces deux pays, apparaît nettement, illustrant par là une
des modalités du rapport entretenu avec les forces naturelles et le
cosmos.
Séjournant en Corée en février dernier, quatre
« chasseurs » chevronnés m’ont invité à me joindre à eux. Nous sommes
donc partis un matin sur les bords du Han, à environ 80 kilomètres en amont de
Séoul. Là, sous un beau soleil de fin d’hiver, dans un décor lunaire, courbés
en deux, armés d’une petite binette qui permet de retourner les galets, nous
avons cherché la perle rare, c’est-à-dire la pierre qui vous parlera, celle
dont la forme, le poids, la texture et la couleur vous attendent à un endroit
précis, de toute éternité.
Rien à voir avec la géologie, la minéralogie ou la gemmologie. Nul
besoin de sortir de l’Ecole des Mines ou descendre d’une lignée de diamantaires
anversois.
Seulement se fier au hasard objectif qui vous mettra en
présence de la pièce manquante d’un des nombreux puzzles qui gisent en vous et
qui vous donnera l’un des mots de la fin après lequel vous courez.
Sculpture, certes, que ce morceau de roche, roulé par le flot,
poli et déformé par ses contacts avec les autres cailloux.
Mais aussi phrase, car il parle à l’imaginaire.
Mais aussi tableau où les traits de pinceau sont les nervures
et les affleurements de certains composants.
Nous n’étions pas les seuls sur le site, sachant, qu’au moment
de la décrue des eaux, des passionnés passent la nuit sous la tente pour être
les premiers à découvrir le nouveau paysage minéral que révèle le fleuve
et qu’a remodelé le très fort courant.
L’élue sera exposée sur un lit de sable fin et jaune répandu dans une sorte de
plateau en terre vernissée de faible profondeur et de forme variable, à moins
que ce ne soit sur un socle en bois rare, sculpté tout exprès et qui, tel
l’encadrement d’une photo, souligne sa signification, mais sans l’écraser.
Donc une parenté fort lointaine avec la présentation, très
apprêtée, de certaines pierres chinoise, dûment serties dans un cadre en bois
finement ouvragé, posé sur un piètement lui aussi travaillé.
Aucune manipulation ne l’altère.
Elle demeure, comme disent les antiquaires, dans son
jus. Ni polissage, ni meulage, ni perçage, ni sciage en tranches. Pas
d’intrusion dans son intimité. Elle est telle quelle, dans sa nudité,
ainsi que les eaux la laissèrent découverte ou l’érosion la fit.
Tout au plus, et en fonction de son grain, sera-t-elle être humidifiée à l’aide d’un vaporisateur ou ointe d’une crème pour la peau, afin d’accentuer, de façon temporaire, à l’instar d’un éclairage, certaines de ses caractéristiques.
Assistant à une réunion d’une association au cours de laquelle
étaient photographiées des pierres destinées à figurer dans un catalogue, il
fallait voir avec quel soin méticuleux et quelles maternelles attentions leurs
propriétaires, les mains gantées de blanc, les déballaient et les préparaient
avant de les présenter au photographe professionnel qui, lui-même, lissait à l’aide
d’un pinceau le lit de sable et orientait le plateau pour offrir le meilleur
profil.
Les Coréens savent-ils que les surréalistes français se sont
intéressés aux pierres ? Ont-ils lu Langue
de pierres, le court texte d‘André Breton qui brosse un
tableau saisissant d’une excursion sur les rives du Lot et de sa rencontre avec
des agates d’une telle beauté qu’elles lui donnèrent l’illusion de fouler le
sol du paradis terrestre, en agissant sur son esprit à la manière d’un
stupéfiant ?
Le Galet, de Francis
Ponge, a-t-il été traduit, ainsi que L’Ecriture
des pierres de Roger Caillois,
Pierres Imagées de Jurgis
Baltrusaitis, From
afar it was an island de Bruno Munari, et, plus
récemment, de Gérard Macé, Pierres
de Rêve et Où grandissent les
pierres ?
Et ceci pour ne citer que quelques ouvrages figurant sur les
rayons de ma bibliothèque, voisins de pierres, loquaces témoins de mes chasses
personnelles auxquelles me lie une précieuse affinité.
Breton imaginait que deux pierres qu’il avait trouvées et
baptisées le Cacique et la Tortue, en raison de leur morphologie,
s’entretenaient des mystères des commencements et des fins.
De quoi être pétrifié !